Le masque de fer
L'année 1756[1] a été la plus heureuse de ma vie, elle m'a comblé à l'âge de vingt ans de toutes les jouissances de l'Italie et de Paris.
Je vivais à Rome au sein des beaux arts et chez le comte de Stainville, alors ambassadeur de France, dans l'intimité d'une société, dont les agréments étaient au-dessus de tout ce que j'ai trouvé depuis à Paris de plus exquis en ce genre.
C'étaient avant tout le maître de la maison dans toute la fraîcheur de sa joyeuse amabilité, et madame de Stainville à l'âge de dix-sept ans, pleine de grâces, de gaieté, et annonçant déjà les qualités solides de son cœur et de son esprit. Puis il y avait le bailli de SoIar, l'abbé Barthélemy, le président de Cotte, la Condamine, le marquis d'Alem et M. Boyer de Fondcolombe qui composaient ce cercle, et les mêmes personnages se trouvant réunis quelques années après autour de M. de Choiseul, devenu ministre des affaires étrangères, nous nous rappelions souvent nos belles soirées de Rome et de Frascati, les différents sujets de conversation, qui nous avaient intéressés davantage, et entr'autres le masque de fer.
Notre curiosité eut soin de réchauffer celle que M. de Choiseul avait partagée avec nous, et ce ministre nous promit qu'il emploierait tous les moyens qui étaient en son pouvoir, pour approfondir ce mystère.
Il commença par faire faire les recherches les plus soigneuses dans le dépôt des affaires étrangères, et il ne trouva rien.
Ensuite il fut au roi qui, lui nommant successivement différents personnages, auxquels on avait appliqué cet événement, fit connaître par ses défaites qu'il ne voulait pas parler.
Alors on s'adressa à madame de Pompadour qui fit réellement l'impossible pour vaincre la résistance du roi. Mais, après avoir essuyé plusieurs rebuffades, voici le discours mémorable que ce prince lui tint : Cessez de me tourmenter sur ce sujet, je ne puis pas vous le dire, c'est le secret de l'État. Après MM. de Louvois et Chamillard, personne n'en a eu connaissance que M. le Régent et le cardinal de Fleury ; ce dernier m'en a instruit, il n'y a au monde, que moi qui le sache, et il doit être enterré avec moi.
Eh, quel devait donc être ce vieux secret d'État que le roi n'osait pas révéler à l'homme et à la femme en place, qui les savaient tous, ceux du moment, ordinairement plus importants que ceux du temps passé ! Toutes les explications de ce mystère politique que l'imagination a pu inventer, ne sont pas à l'épreuve de ce discours du roi, même la supposition, que Louis XIV, puîné, ait exclu un frère aîné par une faute de sa mère et par la nécessité de le soutenir, n'était pas une flétrissure de la mémoire de ce monarque, et n'altérait point les droits de son successeur à la couronne.
On est tenté de croire, que ce secret aurait pu donner atteinte à ces droits et qu'une telle considération devait imposer à Louis XV un silence éternel. Il fallait que la chose eût un rapport si direct et si important à la personne de ce prince, qu'il ne pût pas Ia découvrir sans rougir ou s'exposer. Comme on a pris grand soin d'effacer toutes les traces de cette ténébreuse affaire, on en reste aux conjectures.
Peut-être la suivante s'accorderait-elle avec le discours de Louis XV à madame de Pompadour, que j'atteste sur mon honneur être véritable et exactement tel qu'il nous a été rendu le lendemain par M. de Choiseul, lequel n'a cessé depuis, étant ministre de la guerre, de faire encore les recherches les plus soigneuses dans les archives de ce département et dans celles de la Bastille, sans obtenir le moindre éclaircissement sur cet objet.
J'ai trouvé, il y a longtemps, dans un vieux livre, dont j'ai malheureusement oublié le titre, une anecdote applicable au masque de fer ; je me souviens seulement que c'était des mémoires d'un officier général, qui se disait « confident intime de la reine Anne d'Autriche. » II raconte, qu'étant arrivé de Paris à Lyon, où Louis XIII se trouvait à l'occasion de la guerre de Savoye, le roi lui avait demandé, quelles nouvelles il apportait ? ayant répondu : qu'on disait la reine grosse. Ce monarque, après avoir rêvé un moment, s'était écrié en frappant du pied : Cela n'est pas possible !
Essayons de bâtir une hypothèse sur cette anecdote. Supposons que la reine, enceinte du cardinal, ait chargé son confident de sonder le terrain, pour s'assurer si le roi aurait bonne mémoire et se donnerait la peine de calculer ; que cette princesse, apprenant les marques de défiance et d'emportement de son mari, redoutable pour sa cruauté, ait craint de publier sa grossesse, qu'elle soit accouchée secrètement, et qu'après la mort de Louis XIII, elle et le cardinal, restés maîtres absolus en France, aient cédé au désir de mettre leur enfant sur le trône ; et de l'échanger contre le fils légitime du roi, et que la tendresse maternelle ait sauvé de la mort, et condamné son autre fils à porter ce masque de fer, lorsqu'on s'est aperçu de sa grande ressemblance avec son frère. Cette hypothèse pourrait cadrer avec le propos essentiellement important de Louis XV à madame de Pompadour, car ce monarque se serait également déclaré par là illégitime successeur de ses ayeux.
[1] Gleichen est né le 27 novembre 1735 et avait 20 ans en 1756
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