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Des hypostases du Grand Esprit Invisible

Cet article propose d'offrir un éloge au Grand Esprit Invisible et de faire ressortir les principes majeurs de Sa magnificence en s'inspirant des écrits gnostiques de la bibliothèque copte de Nag Hammadi (aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade).

Nous présenterons toutes les facettes de cette divinité suprême du Gnosticisme chrétien des premiers siècles, ce qui nous entraînera dans un voyage au cœur de la vision gnostique du monde. Dans leurs niveaux d'interprétation les plus subtils, les écrits gnostiques emportent leurs lecteurs dans un immense océan vibratoire. Nous traverserons toute l'étendue de l'Infini en détaillant progressivement toutes les hypostases du Grand Esprit Invisible. Cela nous conduira à éclaircir quelques mystères contenus dans les écrits de Nag Hammadi, comme le système cosmogonique gnostique, le mystère de l'Incarnation du Christ ou encore, l'origine du mal.

En effet, c'est le principe fondamental de la Gnose de démontrer que Dieu est un Amour infini et d'expliquer, de concilier l'idée d'un Créateur absolument parfait et bon, avec une création qui peut paraître bien loin de l'être pour l'homme terrestre.

Nous utiliserons principalement tout au long de cet article, les textes suivants : L'Apocryphon de Jean (écrit vers 110-120 après J.C), Prôtennoia Trimorphe (écrit entre 150 et 250 après J.C) et le Livre sacré du Grand Esprit Invisible (Datation plus ou moins impossible, Irénée de Lyon en connaissait certainement une partie, ce qui autorise à dater l'écrit au plus tard vers 180 après J.C).

Les hypostases du Grand Esprit Invisible

Il y aurait bien des manières de présenter le Grand Esprit Invisible et nous nous baserons ici, sur des extraits de l'Apocryphon de Jean et de Prôtennoia Trimorphe, que nous commenterons pour chaque hypostase :

« Il n'est pas concevable de Le concevoir comme on conçoit les dieux ou en des termes similaires. Il est en effet plus qu'un dieu, car nul n'existe au-dessus de Lui et nul ne Le domine. Il n'existe pas non plus en quelque chose qui Lui soit inférieur, puisque tout existe en Lui seul. Il est éternel, puisqu'Il n'a besoin de quoi que ce soit, car Il est absolument parfait. Il ne manque de quoi que ce soit qui puisse Le rendre plus parfait. Il est au contraire totalement parfait en tout temps dans la Lumière. » (Apocryphon de Jean NH II et IV ; 2,33-3,7.)

Dans l'Apocryphon de Jean, conformément à la conclusion générale de toutes les hypothèses du Parménide de Platon [1], le Grand Esprit Invisible est « être » et « non-être » à la fois. Ici, Il est décrit comme une Volonté parfaite, en qui toute la réalité à venir existe déjà. Précisons que pour les Gnostiques, le Grand Esprit Invisible est appelé « non-être », non au sens de néant, mais en ce qu'Il ne peut recevoir aucune détermination qui ferait de Lui quelque chose. Le temps n'existe pas encore, l'espace non plus puisque rien ne vient délimiter le non-être. Le Grand Esprit Invisible est en dehors de toute réalité temporelle, Il est éternel. C'est une Lumière invisible, une Volonté dans la Lumière invisible. Il est inintelligible.

« Il est illimité, car nul n'existe avant Lui pour Le limiter. Il est indistinct, car nul n'existe avant Lui pour Lui imposer une distinction. Il est incommensurable, car nul n'a existé avant Lui pour Le mesurer. Il est invisible, car nul ne L'a vu. Il est éternel, existant éternellement. Il est indicible, car nul ne peut L'appréhender afin de Le dire. Il est innommable, car nul n'existe avant Lui pour Lui donner un nom. Il est une Lumière incommensurable, sans mélange, sainte et pure. Il est l'indicible, parfait dans Son incorruptibilité. Il n'est ni perfection, ni béatitude, ni divinité mais Il est supérieur à ces notions. Il n'est ni corporel, ni incorporel, ni grand, ni petit. Il n'existe pas de moyen qui permette de dire qu'Il est une quantité ou une […]. Nul ne peut en effet Le penser, car Il ne fait pas partie de ceux qui existent, mais leur est bien supérieur, non du fait de Sa supériorité, mais en Lui-même. Il ne fait pas partie des éons ni du temps, car si quelqu'un fait partie des éons, c'est que d'autres ont préparé cet éon pour lui. Il n'a pas été soumis à une division temporelle, puisqu'Il n'a rien reçu d'un autre. Ce que l'on reçoit est un emprunt fait à un à autre, or celui qui est premier n'existe pas de façon à recevoir de Lui-même. » (Apocryphon de Jean NH II et IV ; 3,8-3,36.)

Le Grand Esprit Invisible reçoit maintenant l'attribut d'Illimité. Il est ensuite précisé « que nul n'existe avant Lui pour Le limiter », ce qui sous-entend que c'est Lui-même qui va Se limiter pour laisser place à la Création et lui donner ainsi une limite. Le Grand Esprit Invisible va donc créer un vide dans le monde apophatique pour créer un espace-temps de création.  

Une partie de Sa Lumière s'étant maintenant rétractée sur elle-même, un espace vide et limité apparait. En fait, la Lumière en se retirant, telle un océan, a laissé une empreinte, l'espace créé n'est donc pas totalement vide. Cette empreinte est constituée, de manière imagée, par des grains de sel qui étaient dissous dans l'océan de la Lumière du monde apophatique. Ils correspondent à la notion de Jugement divin alors que l'océan de Lumière du monde apophatique est assimilé à la notion de Miséricorde divine. Celle-ci, en se retirant va laisser les grains de Jugement comme une empreinte dans l'espace vide créé.

Si l'Apocryphon de Jean précise ensuite que le Grand Esprit Invisible « n'est ni perfection, ni béatitude, ni divinité », c'est pour nous indiquer qu'Il est co-existant et consubstantiel à la Triade divine qui émane de Lui. En effet, dans la suite du traité, la notion de perfection sera accordée au Père (Voir Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 48,1-2), la béatitude à la Mère (Voir Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 75,10-13) et la divinité au Fils (Voir Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 22,19-22). Le Grand Esprit Invisible est supérieur à toutes ces notions. Cependant, les Gnostiques Barbélô-Séthiens ont pour spécificité l'identification explicite entre l'Un et le Père. C'est-à-dire que la consubstantialité entre cette hypostase et le Grand Esprit Invisible, est plus flou que pour les deux suivantes même si elle reste bien marquée. On retrouve cette notion chez Porphyre (Voir P.Hadot, Porphyre et Victorinus, p.258), qui reprenant une thèse des Oracles chaldaïques, identifie, lui aussi, le Père de la Triade avec la Cause première.

 « C'est Lui l'Esprit qui se pense Lui-même dans Sa propre Lumière qui L'entoure. C'est Lui qui est la source d'eau vive, la Lumière pleine de pureté. La source de l'Esprit s'écoula, venant de l'eau vive de la Lumière. Et il organisa tous les éons et leurs ordres. En toutes formes Il pensa Sa propre image en La voyant dans l'eau de Lumière pure qui L'entoure. Et Son Énnoia devint une œuvre, se manifesta et se tint devant Lui dans le flamboiement de la Lumière. Elle est la première puissance manifestée antérieurement à toutes choses. » (Voir Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 26,15-27,7).

La Lumière du monde apophatique entoure le point de Volonté qu'est l'Esprit. Elle va revenir dans le vide laissé par le phénomène de rétractation, « l'eau vive de la Lumière va s'écouler à partir de la source de l'Esprit » et va émaner « tous les éons et leurs ordres ». On voit bien là, le système de pensée Pananthéiste du Gnosticisme (Voir Évangile selon Thomas, Logion 3), la Divinité étant à l'extérieur (le monde apophatique) et à l'intérieur de la Création. Elle emplit tout. Précisons ici que le système gnostique n'est pas basé sur le créationnisme traditionnel « ex-nihilo » mais sur le principe de création par émanation successive à partir de l'infini.

La Lumière, dans son expansion, se diffuse de manière ralentie et forme une Lumière nouvelle et créatrice. Cette dernière va changer de manifestation, modifier sa fréquence vibratoire au fur et à mesure, en se propageant. Dans la Décade des éons du monde de Barbélô, la Lumière est symboliquement de couleur lapis-lazuli. Ces éons sont purement divins, sans forme, formant un monde de Pensée et de Silence. Ils sont directement reliés au monde apophatique. Le monde de Barbélô et le Plérôme n'ont donc pas la forme d'une sphère, ils sont ouverts sur l'infini et en expansion [2] dans l'espace vide créé. 

Nous ferons ici un léger commentaire de type kabbalistique, bien que Gnose et Kabbale soient différentes, elles présentent des similitudes. Cela permettra d'offrir aux lecteurs un autre type d'explication sur ce phénomène d'émanation de la Lumière originelle. Le Grand Esprit Invisible passe de l'état d'Éin [אין] (le non-être) à Yèsh [יש] (l'existence sans forme). Par cette transformation, le Yod [יd'Éin [אין] entre dans le Alef [א] symbolisant le Silence. Le Shin [ש] est la force active qui empêche le Yod, le point, de se désagréger en tournant sur lui-même, et lui apporte sa qualité de force centrifuge d'ouverture. Ainsi, Yèsh [יש] est l'existence, le déterminable contrairement à l'Éin, où le Yod symbolisant le point de potentialité de toutes manifestations, se trouvait entre le silence d'Alef et l'illusion du Noun. La Prôtennoia (Première pensée) est la première hypostase du Grand Esprit Invisible. C'est la manifestation de la première personne de la Triade divine, le Père. Prôtennoia correspond au Alef [א] du Tétragramme sacré Éyéh [א ה ו ה]. C'est le Yod encore renfermé dans le silence d'Alef, le point d'existence à l'origine de tout et la ligne créatrice d'Éin-Sof-Or [אין סוף אור]la Lumière infinie.

Revenons sur l'évocation précédente de « l'eau vive ». Elle correspond à la nuée lumineuse que l'on rencontre très souvent dans la Bible et les écrits gnostiques. C'est une allusion à l'océan primordial, base de tous les systèmes cosmogoniques des anciennes civilisations. Si cette eau est vive, c'est parce qu'elle a été déchargée de son sel, tandis que la nuée hylique que produira la Pistis Sophia en sera pleine. On comprend mieux le Christ disant à la Samaritaine :

« Quiconque boit de cette eau aura encore soif mais qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif et l'eau que je lui donnerai sera en lui une source d'eau vive qui jaillira en vie éternelle » (Évangile de Jean, Chapitre 4, Versets 13 et 14).

Cette eau vive dont parle le Christ est à rapprocher du Shéfà des Kabbalistes, donc de la Lumière de la lampe qui illumine l'intérieur de l'être humain (Voir Évangile selon Matthieu, Chapitre 6, Verset 22).

Pour ce qui est des origines de la formation de l'Univers, une deuxième limite apparait, signifiée par la circonférence de celui-ci. Cette limite est couramment appelée Horos. Possédant une force de séparation/répulsion, une force de consolidation/attraction, une puissance formatrice et une puissance ousiogénétique [3], elle consolide et affermit le Plérôme et limite l'Univers [4]. C'est à partir du point de concentration de l'empreinte, du dépôt, laissé par le retrait de la Lumière du monde apophatique, que la matière sera formée. La nuée lumineuse s'étant chargée de sel, devient une nuée hylique [5]. C'est ainsi que l'Univers devient un monde de Jugement et impose sa domination sur le céleste [6]. Une dernière limite sera instaurée pour séparer le céleste du supracéleste. L'Archonte Ialdabaôth étant incapable de contenir tout le Jugement divin, en exagère l'intensité et le déforme, devenant le principe du mal [7].

Le Père

Comme nous l'avons précisé dans le chapitre précédent, le Père est quasiment assimilé au Grand Esprit Invisible dans la Gnose Barbélô-Séthienne. En cela, ayant déjà décrit le Principe suprême, nous ne nous attarderons pas à présenter la première hypostase du Grand Esprit Invisible. Dans la pensée gnostique, le Père est le Dieu non manifesté ou le Grand Esprit Invisible. C'est l'Incommensurable, la Prôtennoia du Grand Esprit Invisible.

Pour aller plus loin, voici la description que nous en donne Prôtennoia Trimorphe (NH XIII ; 35,1-36,33) :

« C'est moi la Prôtennoia, la Pensée qui existe dans la Lumière. C'est moi le mouvement qui existe en toutes choses, celle dans laquelle toutes choses subsistent, le premier engendré parmi ceux qui vinrent à l'existence, celle qui existe avant toutes choses, qu'on appelle de trois noms, et qui seule existe, parfaite. Je suis invisible dans la pensée de l'Invisible, alors que je suis révélée parmi les incommensurables, les ineffables. […] Je suis un Son qui résonne doucement, existant depuis le commencement, existant dans le Silence. […] C'est par moi qu'émane la connaissance, alors que je me trouve parmi les ineffables et les inconnaissables. C'est moi la perception et la connaissance, émettant un Son à partir d'une pensée. C'est moi le Son véritable, retentissant en tout être. Et ils le savent, parce qu'une semence existe en eux. C'est moi la pensée du Père, et c'est de moi que le Son a procédé, c'est-à-dire la connaissance de ceux qui n'ont pas de fin. Alors que je suis pensée pour le Tout, unie à la pensée inconnaissable et incompréhensible, je me suis manifestée, moi, en tous ceux qui m'ont connu, car c'est moi, en effet, qui suis uni à chacun dans la pensée cachée et dans un Son élevé et un Son issu de la pensée invisible. Et, il est incommensurable, étant dans l'incommensurable, c'est un mystère, c'est un insaisissable issu de l'incompréhensible, c'est un invisible à tous, bien que manifesté en toutes choses, c'est une Lumière existant dans une Lumière. »

Le texte commence par nous indiquer que la Prôtennoia est une Pensée en mouvement. Le thème revient souvent chez Platon où l'âme du monde est principe du mouvement car automotrice. Dans Phèdre ou de la Beauté (245 c), il la pose comme « source et principe du mouvement pour tout ce qui est mû ». L'attribution du mouvement à la Prôtennoia rappelle aussi la description de la Sagesse dans La Sagesse de Salomon au chapitre 7, où elle est présentée comme « mobile » (Verset 22) et « plus mobile que tout mouvement » (Verset 24).

Puis, la Prôtennoia déclare : « Je suis un Son qui résonne doucement, existant depuis le commencement, existant dans le Silence ». Par comparaison, avec la structure relativement simple et parfaitement symétrique de l'hymne, la Prôtennoia Trimorphe peut apparaître comme une œuvre singulièrement complexe par la manière dont elle combine une tripartition formelle du texte avec la triple descente de la Prôtennoia et la Triade Père-Mère-Fils et, Son (masculin)-Voix (féminin)-Discours/Verbe (masculin). En s'identifiant comme Son, la Prôtennoia décrit ici son état non manifesté antérieur à son apparition comme Voix, puis comme Verbe ou Discours.

Le Silence dans lequel ce Son inarticulé existe, caractérise la demeure de la Prôtennoia dans le non-être, avant son extériorisation. Le Silence désigne un niveau d'être quasi identifiable au Grand Esprit Invisible. Enfin, Prôtennoia se définit comme « uni à chacun dans la pensée cachée et dans un Son élevé et un Son issu de la pensée invisible ». Le Père ne peut être ressenti par l'homme sensible que dans sa pensée cachée, c'est-à-dire intérieure, dans un Son élevé, c'est-à-dire dans le Silence. Cela nous signifie que le Père ne peut être pensé et totalement connu. L'Évangile selon Jean souligne aussi cette vérité au Chapitre 6, Verset 46, où Jésus explique que chacun reçoit un appel du Père mais que pour véritablement le connaître, il faudra passer par plusieurs paliers et d'abord par le Fils :

« Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous enseignés de Dieu. Quiconque entend et apprend du Père vient à moi. Non que personne ait vu le Père sinon celui qui vient de Dieu et qui, lui, a vu le Père. »

Après avoir reçu l'enseignement du Fils, on doit continuer à se rapprocher de Dieu soi-même par le travail personnel. La transcendance du Père est telle qu'on ne peut espérer le connaître avant de l'adorer (Colit qui novit), mais qu'on apprend à le connaître en l'adorant (Novit qui colit).

La Mère

« Elle est la Pronoia de toutes choses, la Lumière qui illumine, l'image de la Lumière de l'Esprit. Elle est la puissance parfaite qui est l'image de l'invisible Esprit virginale et parfait. Elle est la première puissance, la glorieuse Barbélô, gloire parfaite dans les éons, gloire de la manifestation. Elle rendit gloire à l'Esprit virginal et le loua, car c'est de lui qu'elle avait été manifestée. Elle qui est la Première pensée, l'image de cet Esprit, elle fut la matrice de tout car elle existe avant eux tous. Elle est la Mère-Père, l'Homme primordial androgyne, l'Esprit-Saint, le triple mâle, la triple puissance, le triple nom androgyne, l'Éon éternel parmi les éons invisibles et la première à être. » (Apocryphon de Jean NH II et IV ; 4,32-5,11.)

Barbélô est l'Homme primordial androgyne, c'est-à-dire, selon la sentence 315 des Sentences de Sextus [8], l'Énnoia qui est sortie du Grand Esprit Invisible sous une forme androgyne. Cette Énnoia androgyne contient en elle-même la Prôtennoia identifiable au Père et la Pronoia identifiable à la Mère. C'est par la deuxième hypostase, c'est-à-dire Pronoia, que l'Homme primordial androgyne est manifesté car sans la dimension féminine, il n'est encore rien. Mais alors quelle différence pouvons-nous établir entre la Prôtennoia et la Pronoia ? La première est une Pensée tournée vers l'Unité originelle, c'est le point (Yod) contenant toutes les potentialités à venir. Quant à Pronoia, c'est la Pensée tournée vers la multiplicité à venir, c'est le souffle () qui va manifester la vie et transmettre la Volonté du Père. Elle est la Providence du Grand Esprit Invisible qui va penser les Touts avant qu'ils n'existent. Quand elle pense, elle actualise la Pensée du Père et la manifeste au Fils (Vav, la ligne) par qui toute chose est créée selon le plan établi par le Père.

Notons que le Père est appelé « Esprit virginal » et la Mère « Vierge mâle » signifiant leur nature dyadique et androgyne. L'un ne va pas sans l'autre et ne peut être défini sans faire appel à l'autre. Ils ne forment qu'un seul être et deux êtres consubstantiels à la fois. La Triade divine des Barbélô-Séthiens était présentée par les Valentiniens par une tétrade comportant deux dyades, celle du Père androgyne et une deuxième celle du Fils androgyne. Dans le système triadique, seule la première dyade est explicite, celle du Fils étant implicite. Comme nous le verrons, il existe une deuxième triade au niveau du Plérôme, Père, Fils et Saint-Esprit et cette fois c'est la première dyade qui est implicite et la seconde, explicite.

En fait, les Gnostiques nous montrent les différentes hypostases d'une seule et même chose, le Grand Esprit Invisible. C'est le déroulement d'un auto-engendrement de Lui-même devant se conclure par l'apparition du Plérôme et de l'Homme parfait véritable. Le Grand Esprit Invisible a donc la particularité de pouvoir être Un et plusieurs à la fois, conscient de Sa nature propre à tous les niveaux du réel. Citons, un texte du corpus de Nag Hammadi, intitulé Le Tonnerre, Intellect parfait car il résume parfaitement la situation en quelques lignes :

« C'est moi la fiancée et le fiancé, et c'est mon mari qui m'a engendrée. C'est moi la mère de mon père et la sœur de mon mari, et c'est lui mon rejeton. » (Voir Le Tonnerre, Intellect parfait, NH VI ; 13,28-13,32).

Ensuite, dans le passage de l'Apocryphon de Jean (NH II et IV ; 4,32-5,11) cité précédemment, la Pronoia est décrite comme « matrice de tout car elle existe avant eux tous », ce qui revient à dire qu'elle est principe de la vie universelle. Comme c'est par Sophia que la vie sera transmise hors du Plérôme, elle reçoit le titre de « Vie » et de « Mère des vivants » (Voir Apocryphon de Jean NH II et IV ; 23,21-23,24). Il en sera de même pour Épinoia (Voir Apocryphon de Jean NH II et IV ; 20,15-20,19) car elle deviendra la mère des spirituels, les véritables « vivants ». Pronoia est donc la dispensatrice de la vie (Hayah) qui est la racine de l'âme. L'homme possède en réalité une arborescence de niveaux d'âme. Les cinq degrés de l'âme (Néfèsh, Rouah, Néshamah, Hayah, Yehidah) ont cinq sous-niveaux chacun et ainsi de suite. Hayah est contenue en potentialité, ainsi que les deux autres niveaux de l'âme (Néshamah, Rouah) dans la Néfèsh. Elle est donc en germe en toute être et elle est transmise par l'intermédiaire de Sophia.

C'est le quatrième degré de l'âme des Kabbalistes qui le définissent ainsi :

« Dans ce degré de l'âme, la Présence divine est perçue avec une grande plénitude. Hayah est l'existence pure de l'individualité. Ce corps, qui n'en est pas vraiment un, est difficile à décrire concrètement, il est le support duYèsh (il y a) émanant de Éin (Néant), c'est-à-dire qu'à ce stade persiste encore une notion de Moi dans sa forme la plus pure. Ce Yèsh est ce qu'on pourrait appeler le Divin en Soi. Les trois niveaux de l'âme, précédant la Hayah, influent directement l'humain, ce qui n'est pas le cas des deux niveaux supérieurs, Hayah et Yehidah, qui n'entrent en action que dans le Õlam ha-Ba, le monde à venir. Hayah est le verbe vivre en hébreu, ou plus exactement : vivante. Il est étonnant de constater que la Néfèsh, qui est la quiétude, correspond à un niveau inférieur et agité, alors que Hayah qui veut dire aussi vif ou alerte, qui est pourtant un niveau de sérénité. Ceci montre surtout que les mondes supérieurs ne sont pas passifs, car ils dépendent du ratson, de la volonté. La Hayah se trouve dans le bas du monde d'Atsîlouth, là où commence la notion de temps. Elle est le principe de la vie avant même sa manifestation, les trois niveaux inférieurs sont les mouvements du souffle ; et la Hayah est la présence vivante avant toute expression de ce souffle. » (Dictionnaire encyclopédique de la Kabbale, Kabbale, Kabbalistes, livres et terminologie, Georges Lahy.)

Dans la suite de ce texte, pour faciliter, nous emploierons le terme« étincelle » pour signifier qu'il ne s'agit pas d'Hayah en tant que quatrième niveau d'âme mais en tant que sous-niveaux d'un autre degré d'âme.

Précisons aussi dès à présent les correspondances entre les terminologies employées dans différentes langues pour définir l'âme. Pour simplifier nous suivrons le schéma suivant : Grec / Copte / Hébreu / Français :

Ainsi Soma [σώμα] correspond à Pneuma nantimimon nϵγmαnτιmιmοn] / Néfèsh [נפש] / Esprit contrefait, Âme corporelle ou corps.

La Psyché [ψυχή] correspond à Psyché [ψγχн] / Rouah [רוח] / Âme si on traduit du Grec ou Esprit à partir de l'Hébreu.

Le Noùs [νούς] ou Pneuma-Agiosνεύμα-αγιος] correspond à Noùs [nογc] ou Pneuma-Ètouaab [πnϵγmα-ϵτογααв] / Rouah Ha-Qodèsh [הקודתרוח] / Intellect ou Esprit-Saint.

Le Pneuma νεύμα] correspond à Pneuma [πnϵγmα] / Neshamah [נשמה] / Esprit si on traduit du Grec ou Âme à partir de l'Hébreu.

L'extrait de l'Apocryphon de Jean cité précédemment se termine en précisant que Prôtennoia-Pronoia est « l'Esprit-Saint, le triple mâle, la triple puissance, le triple nom androgyne, l'Éon éternel parmi les éons invisibles et la première à être ». On pourrait être surpris de retrouver le qualificatif « Esprit-Saint » dans la Trinité suprême Père-Mère-Fils. C'est pour que le lecteur puisse remarquer la différence et le lien existant entre Pronoia et Épinoia. Cette dernière étant une extension de la Pronoia dans le monde sensible, c'est aussi à Épinoia que revient le titre d'Esprit-Saint et de Vie. Dans son discours, Prôtennoia Trimorphe (NH XIII ; 35,13) se qualifie comme « la vie de mon Épinoia », soulignant la consubstantialité existante entre elle et Épinoia.

Dans l'Apocryphon de Jean, Néfèsh correspond à l'Esprit contrefait [πnϵγmα nαnτιmιmοn], Rouah à l'âme [ψγχн], Rouah-Qodésh à l'Intellect [nογc], aussi appelé Esprit de vie ou Esprit-Saint [πnϵγmα-ϵτογααв], Neshamah à l'Esprit [πnϵγmα].

C'est donc Pronoia qui dispense la vie, Épinoia l'Esprit de vie ou Esprit-Saint, Sophia l'Âme, et l'Archonte l'Esprit contrefait. C'est par Épinoia que l'homme unifie son âme avec la racine de son être et trouve le chemin vers la vie éternelle. 

Pronoia est donc en chacun de nous à travers les différents niveaux de l'âme. C'est elle qui est véritablement la vie et l'Esprit-Saint invisible qu'elle dispense dans le monde sensible à travers la Sophia illuminée et Épinoia.

Comme nous l'avons fait pour la première hypostase du Grand Esprit Invisible, nous citerons pour aller plus loin un extrait du discours de la Prôtennoia Trimorphe (NH XIII ; 42,5-42,17) sur la deuxième hypostase :

« C'est moi le Son qui s'est manifesté à partir de ma pensée, car c'est moi le conjoint, alors qu'on m'appelle la pensée de l'Invisible, alors qu'on m'appelle la Voix inaltérable, on m'appelle la conjointe. Je suis une, je suis immaculé. C'est moi la Mère et la Voix, parlant de multiples manières, parachevant le Tout. C'est moi qui parle en toute créature, et je fus connu par le Tout. C'est moi qui produis la Voix du Son aux oreilles de ceux qui m'ont connu, c'est-à-dire les Fils de la Lumière. »

Dès les premières lignes, la Prôtennoia s'identifie comme entité androgyne, elle est conjoint en tant que Son et conjointe en tant que Voix. Le processus d'auto-engendrement continue et le Son devient Voix. Celle-ci est immaculée car androgyne. Elle émet la Voix du Son de multiples manières, c'est-à-dire de manière universelle, dans tous les langages possibles. C'est une langue de Feu, l'Esprit-Saint (Voir Actes des apôtres, Chapitre 2, Versets 1 à 4). Elle est la Voix intérieure qui est en chacun de nous mais que seul l'homme intérieur (l'âme) entend véritablement. Les Élus sont capables de l'entendre parfaitement en eux. C'est cette Voix qui les lie avec la divinité et leur apporte la connaissance. C'est l'expérience intérieure de la divinité, un lien indestructible mais difficilement appréhendable par le mental (l'Esprit contrefait). L'Évangile selon Thomas, texte chrétien aux accents gnostiques, nous présente un système Pananthéiste (Voir Logion 3), c'est-à-dire, un système pensant la divinité comme étant à l'extérieur de la créature et à l'intérieur à la fois. Il en est de même dans l'Apocryphon de Jean et Prôtennoia Trimorphe où la divinité est le mouvement et le mobile profond de chaque être et se fait entendre en chacun d'eux. La Prôtennoia-Pronoia est donc l'Esprit-Saint qui agit en nous et nous libère de l'Esprit contrefait par l'intermédiaire d'Épinoia de la Lumière. Comme nous allons le voir maintenant, la divinité va aussi se manifester à sa créature de manière extérieure, en émanant le Verbe.

Le Fils

« C'est le Monogène manifesté par le Père, le Dieu autogène, le Fils premier engendré de tous ceux qui appartiennent au Père, la Lumière pure. Alors le Grand Esprit Invisible se réjouit à cause de la Lumière qui avait été manifestée par la première puissance, sa Pronoia, Barbélô. » (Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 30,5-30,15.)

Le Fils reproduit le modèle triadique de la Pensée et se trouve investit de trois titres, il est Monogène en référence à la Monade-Esprit. Il est Autogène car autoengendré par un acte androgynique de Barbélô.

 « Et Il oignit ce Fils de sa Bonté/Méssianité, afin qu'il devînt parfait et qu'il fût sans besoin, étant devenu Christ, puisqu'il l'a oint de la Bonté/Méssianité que l'invisible Esprit a versée sur lui. Et le Fils reçut l'onction de l'Esprit virginal et se tint en sa présence glorifiant l'invisible Esprit ainsi que celui par qui il a été manifesté. Et le Fils demanda que lui fût donné un partenaire, l'Intellect. L'invisible Esprit fit un signe d'assentiment. Alors Intellect se manifesta et se tint auprès de lui ainsi que de Bonté/Méssianité, glorifiant l'invisible Esprit ainsi que Barbélô. Toutes les œuvres qui précèdent ont été produites dans un silence associé à Énnoia. » (Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 30,15-31,11.)

Ensuite, le Fils demande et reçoit une partenaire, l'Intellect, νούς en grec, noyϲ en copte.

Selon Platon, c'est une faculté autoptique, l'Intellect voit et il se voit en se retournant sur lui-même (Voir Timée ou de la Nature 90d, La République ou de la Justice 7, 533d). Le Fils a donc la faculté de voir le monde créé et de se retourner pour voir le monde de Barbélô et du Grand Esprit Invisible. Pour Philon d'Alexandrie, l'Intellect est le cocher et le gouvernant de l'âme (Voir Legum allegoriæ III, 224). Selon le Corpus Herméticum, l'Intellect est comme un prix que l'âme doit gagner (IV, 3) et comme le fixateur du regard du cœur (VII,1).

C'est « la lampe du cœur » (Voir Le Tonnerre, Intellect parfait, NH VI ; 19,5 ou Enseignement de Silvanos NH VII ; 99,15-99,21) dès lors que l'Intellect, à l'instar de l'œil (Évangile selon Matthieu, Chapitre 6, Verset 22) est considéré comme ce qui illumine l'intérieur de l'être humain. L'Évangile de Marie décrit le νούς dit individuel. C'est un niveau de l'âme reliant la Psyché au Pneuma. L'Intellect correspond donc tout simplement au Saint-Esprit.

Pigéra-Adamas reçoit souvent le qualificatif « d'œil de la lumière » [9]. Il est « œil » (νούς, féminin) et « lumière » (Verbe, Grand Logos, masculin).

Le Gnosticisme nous plonge en plein dans un océan de vibration et nous décrit deux « claviers » d'énergies fonctionnant ensemble et n'étant qu'Un. Le Verbe, qui est une Lumière, va en se propageant dans le vide créé par le retrait de la Lumière primordiale, élever sa fréquence vibratoire et créer tous les mondes. Á contrario, l'Esprit-Saint, l'œil représentant l'Âme et la Conscience, la Vie en général, va diminuer sa fréquence vibratoire au fur et à mesure de sa descente dans les éons inférieurs.

Enfin, il est rappelé que tout ce qui s'est produit jusque-là, l'a été dans le Silence d'Énnoia car maintenant le Verbe-Intellect va être manifesté.

« Alors l'invisible Esprit voulut faire une œuvre au moyen d'une Parole. Sa Volonté devint une œuvre. Elle se manifesta et se tint avec Intellect et la Lumière, le glorifiant. La Parole suivit Volonté, car c'est par la Parole que le Christ a créé toute choses, lui le Dieu autogène. Le Grand Esprit Invisible conféra la perfection au Dieu autogène, Fils de Barbélô, pour qu'il se tînt auprès du Grand Esprit Invisible. Il est le Dieu autogène, le Christ, que l'Esprit a honoré d'un grand honneur parce qu'il était issu de sa Prôtennoia. Il est celui que l'invisible Esprit a établi comme Dieu sur toutes choses, Dieu véritable. L'Esprit lui donna toute autorité et fit en sorte que la Vérité qui est en Lui-même fût mise à la disposition de ce Dieu véritable, afin qu'il pense toute choses, lui dont le nom ne sera dit qu'à ceux qui en sont dignes. » (Apocryphon de Jean BG II ; NH III ; 31,12-32,19.)

Nous retrouvons ici un schéma de construction bien connu dans le Christianisme en général, Pensée, Volonté et Action. La Prôtennoia du Grand Esprit Invisible va prendre forme car il en est ainsi de Sa Volonté. Mais quelle est donc cette œuvre que le Grand Esprit Invisible voulut manifester ? C'est bien entendu le Plérôme de grâce, monde divin absolu et parfait, le monde du Fils de l'Homme. Le thème de la Parole créatrice renvoie à l'Évangile selon Jean, considéré par les Gnostiques comme une propédeutique à la révélation de l'Apocryphon de Jean. Dans le prologue de l'Évangile selon Jean (Chapitre 1, Verset 3) « tout a existé par elle (la Parole) et rien de ce qui existe n'a existé sans elle » et dans l'Apocryphon de Jean, « c'est par la Parole que le Christ a créé toute choses ». Ceci nous montre que pour les Gnostiques, c'est le Christ qui a créé les deux Touts, le Plérôme et l'Univers (supracéleste-céleste). Á l'origine, la création du monde d'en bas, s'est fait à partir de la Lumière et d'une matière première (le sel, l'empreinte). Dans un deuxième temps, le Christ est venu relever cette création défectueuse, grâce à son Verbe, il a fait entrer une surabondance, « Shéfâ », « l'eau vive » permettant la dissolution du sel de Jugement dans la Lumière pure. C'est donc bien le Christ, le Créateur de l'Univers tel que nous le connaissons, à ceci près que pour les Gnostiques, l'Univers est une récupération d'une œuvre qui a dégénéré, du Jugement à la méchanceté. Il est donc, grâce à l'intervention du Christ, un monde maintenu en équilibre grâce au Verbe mais qui comporte toujours sa part de mal. C'est le monde de la dualité même si tout provient de l'essence divine. Si le Grand Esprit Invisible a laissé Ialdabaôth mal utiliser les énergies divines, c'est tout simplement parce que cela entrait dans Sa Providence pour créer les conditions nécessaires à « la grande économie des âmes », c'est-à-dire à l'évolution des âmes par le discernement, la connaissance du Bien et du mal. Ce sera aussi dans la Volonté du Grand Esprit Invisible de renverser Ialdabaôth de son Trône pour y instaurer Sabaôth [10].

Ensuite, dans le passage ci-dessus, le Fils, comme il est engendré, n'est pas tout à fait l'égal de l'Esprit-Monade. Le Grand Esprit Invisible lui octroie donc la perfection. Comme le souligne fortement l'Apocryphon de Jean, il devient le Dieu véritable. Il est la manifestation finale, dans le réel, du Grand Esprit Invisible. Il reçoit toute autorité comme dans l'Évangile selon Matthieu : « On m'a donné toute autorité au ciel et sur la terre » (Chapitre 28, Verset 18). Ensuite vient le don de la Vérité, et à travers cette allusion, c'est l'enseignement entier de l'Évangile selon Jean sur la Vérité qu'on nous invite à interpréter. Dans sa controverse avec les Juifs sur la postérité d'Abraham (Chapitre 8, Versets 31 à 59), Jésus dit à ses disciples : « Si vous demeurez dans ma parole…vous connaîtrez la Vérité et la Vérité vous libérera » et aux Juifs qui prétendent que Dieu est leur père, il répond : « Si Dieu était votre père, vous m'aimeriez car c'est de Dieu que je suis sorti…Vous avez pour père le diable…il ne s'est pas tenu dans la Vérité parce qu'il n'y a pas de Vérité en lui. » À la Vérité des Judéo-Chrétiens, disciples du Seigneur Sabaôth, et à celle des Gnostiques, s'oppose donc le mensonge des Juifs, disciples de Ialdabaôth, le diable. En donnant au Fils « la Vérité qui est en Lui-même », l'Esprit invisible réalise la promesse faite par le Christ des évangiles avant sa résurrection : « Et je prierai le Père : il vous donnera un autre Paraclet qui soit pour toujours avec vous, l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit ni ne le connaît. Vous, vous savez qu'il demeure chez vous et il sera en vous … » (Chapitre 14, Versets 16 à 31). L'Esprit de vérité est l'Esprit-Saint nϵγmα-ϵτογααв] et il est en chacun de nous. Dans l'Apocryphon de Jean, Vérité et Intellect sont reçus par le Fils presque en même temps car les deux sont liés et forment la partie féminine du Fils.

Complétons maintenant cette approche du Fils en évoquant un passage du discours de Prôtennoia Trimorphe (NH XIII ; 46,15-46,33) :

« C'est moi seul qui suis le Verbe, ineffable, immaculé, incommensurable, inconcevable. C'est une Lumière qui est cachée, qui donne un fruit de vie, qui fait jaillir une eau de vie de la source invisible, incorruptible, incommensurable, c'est-à-dire le Son de la gloire de la Mère, qu'on ne peut expliquer, la gloire de l'engendrement de Dieu, une vierge mâle issue d'un Intellect caché, c'est-à-dire le Silence caché au Tout, qu'on ne peut expliquer, une Lumière incommensurable, la source de toutes choses, la racine de l'Éon tout entier. C'est la base qui supporte tout mouvement des éons qui appartiennent à la gloire puissante. C'est le fondement de toute base. C'est le souffle des Puissances. C'est l'œil des trois demeures. Alors qu'elle est un Son issu d'une pensée, c'est aussi un Verbe issu de la Voix, qui a été envoyé pour illuminer ceux qui se trouvent dans les ténèbres. »

Nous arrivons maintenant à la fin de l'auto-engendrement du Son, de la Voix et du Verbe. Prôtennoia annonce dès le départ qu'elle est le Verbe. Ensuite, elle rappelle en résumé, le processus d'engendrement du Son et de la Voix : « la source invisible », « l'eau de vie », « le Son », « la vierge mâle ». Puis, elle rappelle rapidement que ce processus est caché, venant d'un Silence et d'un Intellect caché. Cela nous invite à identifier les deux premières hypostases à une dyade Verbe-Intellect, à l'instar du Fils androgyne. Mais à la différence de celui-ci, le Verbe du Père est inarticulé, c'est un Silence de plénitude. Il est passif en action et l'Intellect Mère est active puisqu'elle aura pour mission de manifester le Fils à partir de la Pensée du Père. Le Père est tout intériorisé sur lui-même et la Mère est sa vision de l'extérieur. Le Fils lui, est l'extériorisation du Père et son Intellect (Prophania) lui permet de se retourner et d'être en constante relation avec celui-ci et d'avoir son assentiment dans toutes actions que le Fils peut entreprendre. Le Fils se nourrit du Père-Mère, de son enseignement et de sa vie. L'Évangile selon Jean souligne très souvent cette dépendance du Fils par rapport au Père. Citons par exemple ces passages du chapitre 6 :

« Je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé » (Verset 38). « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire, et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (Verset 44) « De même que le Père vivant m'a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra par moi » (Verset 57).etc

Puis la Prôtennoia conclue, en affirmant qu'elle est la Pensée, le Son, la Voix et le Verbe à la fois. Elle nous rappelle que toutes les hypostases du Grand Esprit Invisible sont en liens les unes avec les autres par le Saint-Esprit et forment un seul être, multiple en Lui-même. Ce sont des manifestations de la même entité, dans les différents niveaux de la réalité. Chaque manifestation étant subordonnée à celle qui la précède.

La Trinité Père, Fils et Saint-Esprit

Abordons maintenant la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. En effet, elle n'est pas la même que celle-ci-dessus qui concernait le Dieu suprême. En fait, on peut aussi faire une trinité à partir de la troisième hypostase de la Trinité suprême. Le Fils étant le Père de toute manifestation. Ceci étant posé, dans la Trinité qui nous intéresse maintenant, le Père engendre un Fils, qui est son Verbe. Ici aussi, la Trinité est consubstantielle.

Dans l'Apocryphon de Jean, on retrouve, de manière implicite, cette deuxième Trinité au niveau du Plérôme. Le Père correspond à Pigéra-Adamas, le Fils au Grand Seth et l'Esprit-Saint, à Épinoia de la Lumière. Comme nous l'avons déjà exposé dans la partie sur Pronoia, Épinoia de la Lumière est l'extension de celle-ci. Elle forme donc une dyade avec le Grand Seth, lui-même extension de la Prôtennoia du Père.

Le Sauveur

Suite à l'éclatement du Grand Esprit Invisible dans toutes Ses différentes manifestations, la réunification de Ses substances dans la personne du Sauveur, boucle la boucle. Dans le Livre sacré du Grand Esprit Invisible (NH III ; 49,18-49,22), le Sauveur est la réunification de quatre manifestations divines, le Fils autogène, le Grand Logos et Pigéra-Adamas. Une fois en symbiose, ils vont ensuite s'unir à l'Esprit-Saint, Prophania, et engendrer le Christ androgyne formé par Épinoia et le Grand Seth.

Dans le Livre sacré du Grand Esprit Invisible (NH III ; 51,6-51,21) Pigéra-Adamas engendre un Fils avec Prophania :

« L'Homme incorruptible, Adamas, leur demanda un fils venant d'elle, la Lumière, pour qu'il (le fils) devienne le père de la race inébranlable et incorruptible, et que par cette race se manifestent le Silence et la Voix et que par elle se lève l'éon mort, pour se dissoudre. Et c'est ainsi que sortit d'en haut la puissance de la grande Lumière, Prophania. Elle engendra la grande tétrade des luminaires, Harmozel, Oroïael, Daveïthé, Éléleth, et le Grand Seth incorruptible, le fils de l'Homme incorruptible, Adamas. »

C'est l'apparition du Grand Seth qui, né du Verbe divin et de Prophania, sera le Verbe humain parfait. Á l'instar d'Adamas qui est le Fils de l'Homme primordial androgyne et qui devient le Père du Tout, le Grand Seth, lui, deviendra le Père de l'humanité spirituelle.

C'est ce dernier qui s'incarnera dans la chair en tant que Sauveur :

« Alors le Grand Seth fut envoyé par les quatre luminaires, par la volonté de l'Autogène et du Plérôme entier, par le don et l'accord du Grand Esprit Invisible, des cinq sceaux et du Plérôme entier. Il passa à travers les trois parousies dont j'ai parlé déjà : le déluge et le feu et le jugement des archontes, des puissances et des autorités, pour sauver celle qui s'est égarée, par la mise à mort du monde et le baptême, au moyen d'un corps logogène que s'était préparé le Grand Seth, de façon mystérieuse, par l'entremise de la vierge, pour que soient engendrés les saints au moyen de l'Esprit-Saint et de symboles invisibles, secrets, par une réconciliation du monde avec le monde, par la renonciation au monde et au dieu des treize éons, et que soient engendrés les appelés, parmi les saints, les ineffables et les incorruptibles, dans le sein de la grande Lumière du Père qui a préexisté avec sa Providence. Et le Père établit par elle le baptême saint, supracéleste, au moyen de l'incorruptible Logogène, Jésus le Vivant, celui qu'a revêtu le Grand Seth. » (Livre sacré du Grand Esprit Invisible NH III : 62,25- 64,2.)

Le corps logogène est l'équivalent du corps spirituel que les hommes ont en eux en potentialité. Ici, il n'est question que du Jésus Vivant, spirituel, intérieur. Le texte précise que le Grand Seth, le Sauveur, l'a revêtu. Le Grand Seth est donc considéré comme une hypostase du Grand Esprit Invisible. Le Grand Seth se manifeste dans l'Univers en revêtant un nouvel habit, un nouveau corps approprié. C'est l'apparition du Logogène, le Jésus Vivant qui à son tour viendra habiter une maison corporelle, un corps d'homme sensible, le Jésus charnel.

Le Sauveur est donc dans tous les cas, le Grand Esprit Invisible sous une forme adaptée au monde dans lequel Il se manifeste. C'est le Dieu d'Amour parti à la reconquête des étincelles de vie disséminées et égarées dans le monde sensible. 

C'est l'étincelle d'Esprit-Saint, contenue dans l'âme, qui nous pousse à écouter la Parole du Sauveur incarné et la sanctifie. Ensuite, sous l'influence de la Parole, l'étincelle de Saint-Esprit grandit. Elle vivifie, fait croître le corps spirituel en nous. L'homme intérieur (l'âme) reçoit donc l'Esprit-Saint par la Parole du Sauveur incarné. Par cela, il doit avoir la force de se détourner de la vie mauvaise (Esprit contrefait), d'accomplir la Loi unique du Grand Esprit Invisible et ainsi retrouver le chemin de sa vraie nature, de la vraie vie éternelle.

Nous avons suivi toutes les hypostases du Grand Esprit Invisible en espérant avoir éclairé la vision gnostique du mystère de l'Incarnation du Christ. Ce long enchaînement d'émanation nous a amené à faire ressortir des traits importants de la cosmogonie Barbélô-Séthienne, comme le retrait primordial de la Lumière, le système de création par émanation successive à partir de l'Infini, le lien et la différence entre le monde d'en bas, l'Univers et le monde d'en haut, le Plérôme. Ce chemin traçait par l'eau vive de la Lumière a aussi eu l'intérêt de mettre en avant la conception vibratoire de la cosmogonie gnostique. La notion de Verbe-Intellect, véritable clé de voûte de cette connaissance, ainsi que la notion de puissance séparatrice, consolidante, formatrice et ousiogénétique [3], montre que les Gnostiques, avaient une connaissance très poussée sur le monde vibratoire et les grandes lois universelles. Malheureusement, il ne nous reste plus que des miettes de leurs connaissances. Enfin, nous avons expliqué la particularité de la vision gnostique des origines de l'Univers et du mal. Cette conception complexe s'emploie à expliquer l'imperfection apparente ou réelle du monde dans lequel l'homme terrestre évolue et les souffrances que celui-ci va éprouver durant son existence terrestre. Comme nous l'avons vu, le Dieu unique des Gnostiques chrétiens, est absolument parfait et ne règne pas directement sur l'Univers. Il a laissé cette tâche à un artisan, lequel a reçu un certain libre-arbitre, selon la Volonté du Grand Esprit Invisible. C'est un Dieu d'Amour et nul mal ne peut provenir de Lui. Le Grand Esprit Invisible est le véritable Père de Jésus-Christ, le véritable Dieu d'Amour, et les Gnostiques ne pouvaient voir en Lui, le dieu vengeur du texte de la Genèse de l'Ancien Testament. Pour eux, l'homme n'a fauté que parce que celui-ci ne connaissait pas la différence entre le Bien et le mal. Ils ne cherchaient pas à déresponsabiliser l'homme mais plutôt à le libérer d'une culpabilité exagérée. Le processus de la « grande économie des âmes » explique l'Amour que le Grand Esprit Invisible a manifesté envers l'homme, en lui donnant la possibilité de se construire lui-même. Pour que cette liberté puisse être, le Créateur a fait parsemer dans le monde, des mystères, des voies pour remonter jusqu'à Lui, pour les Hommes de Désir. Comme nous l'avons vu à travers notre étude sur les niveaux de l'âme, ces mystères sont aussi à l'intérieur de nous.

Nous conclurons cette présentation des hypostases du Grand Esprit Invisible en rappelant qu'Il est connaissable mais qu'on ne peut jamais Le connaitre totalement dans Sa nature. Il est absolument Un et multiple à la fois. Les Gnostiques par leurs textes sur la Trinité divine, nous apprennent à nous approcher de l'Un en Le décortiquant en de multiples hypostases. C'est un travail sur la pensée, tout est Un et tout est multiple à la fois. L'effort consiste à harmoniser les informations ambivalentes dans un strict équilibre. Cela nous apprend à mieux comprendre le Grand Esprit Invisible dans tous Ses rapports avec la réalité. Tant sur le plan de Sa substance, que de Son action dans les différents niveaux de la réalité (Plérôme, surcéleste, céleste). C'est une invitation à évoluer vers Lui, à travers une connaissance initiatique devant nous mener à la vision du Tout par la méditation extatique. Enfin, les Gnostiques nous lancent un appel à « bien vivre » car comme Socrate le soulignait, « Ce dont il faut faire le plus de cas, ce n'est pas de vivre mais de vivre bien » (Criton ou du devoir, 48b). À l'instar d'Ulysse sur le chemin initiatique du retour à Ithaque, les Gnostiques chrétiens doivent prendre le chemin du retour à la vie bonne, par l'étude de la connaissance du cœur et en maîtrisant l'Esprit contrefait. La Réintégration leur sera alors garantie, ils remonteront dans le Plérôme du Christ et recevront la Couronne de Rose.


Notes :

[1] Voir Parménide ou des Idées, 266c.

[2] En expansion à partir de la circonférence si on part sur un raisonnement en sphère où à partir du point de Volonté, si on raisonne sur des axes de haut en bas.

[3] Ousiogénétique : qui engendre l'essence.

[4] Voir Exposé du mythe Valentiniens, NH XI ; 26,31-28,1.

[5] et [6] Voir Livre sacré du Grand Esprit Invisible NH III ; 56,24-57,16.

[7] et [10] Le thème de l'Archonte Ialdabaôth, sa mise sur le Trône et son renversement sont spécifiquement Barbélô-Séthiens. Il est notamment traité dans l'Apocryphon de Jean, le Livre sacré du Grand Esprit Invisible, Pistis Sophia et dans le milieu Barbélô-Séthiens Ophite, avec L'Hypostase des Archontes et Sur l'origine du monde. Pour l'histoire de la chute puis de l'illumination de Sophia, voir Pistis Sophia, Apocryphon de Jean et autres. Du côté Valentinien, le Traité Tripartite est le plus complet sur le thème du Logos mais c'est Sophia qui est plus ou moins absente.

[8] « Ce qui pense en toi, dis dans ton cœur que c'est cela, l'homme » (Sentence 315 des Sentences de Sextus).

[9] Voir Livre sacré du Grand Esprit Invisible NH IV ; 61,9-61,11, Sagesse de Jésus-Christ NH III ; 105,10-105,15, Prôtennoia Trimorphe NH XIII ; 37,31-38,7.


Bibliographie :

  • Nouveau Testament, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
  • Le Tonnerre, Intellect parfait, Écrits Gnostiques, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
  • Les Sentences de Sextus, Écrits Gnostiques, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
  • Livre sacré du Grand Esprit InvisibleÉcrits Gnostiques, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
  • Apocryphon de Jean, Écrits Gnostiques, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
  • Protennoia Trimorphe, Écrits Gnostiques, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
  • Dictionnaire encyclopédique de la Kabbale, Kabbale, Kabbalistes, livres et terminologie, Georges Lahy, édition Lahy.


Publié dans la revue L'Initiation Traditionnelle (n° 1 de 2021). 

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jeudi 21 novembre 2024