Par Yvon Le Loup (Sédir) le dimanche 31 mars 1996
Catégorie: Religions

La religion

Je n'entends désigner par ce titre ni une théologie ni un culte.

Tourner les cœurs vers le sanctuaire intime où, derrière les inquiétudes quotidiennes, derrière les sentiments habituels, palpitent ces désirs nostalgiques du Bien, du Beau et du Vrai qui sont le signe de la noblesse humaine et les principes vivants de toute théologie comme de tout culte, parler de Dieu, en somme, mais autrement qu'en philosophe ou en prêtre, voilà ce que je me propose. Je n'espère pas que tous mes lecteurs sortent, à cause de ces pages, de la tour d'ivoire où ils se sont réfugiés. Je ne le vou­drais pas. Ce que je souhaite, c'est que quelques-uns descendent de cette tour jusqu'au puits où les vieux Sages disaient que se ca­che la Vérité : dans le fond de leur cœur. Tout existe dans l'Univers ; tout existe en même temps dans l'Homme.

Voilà les deux points de vue sous lesquels je vais regarder la Re­ligion, la vraie, la réelle, celle qui préexiste à toutes les religions, qui coexiste avec toutes, qui subsiste après toutes : cette religion de l'Esprit, dont le Christ fut le premier à nous instruire.

Le mot religion signifie relier. Reconnaissons le vœu le plus an­cien de l'homme : ne pas être seul, s'unir à d'autres, toujours plus fortement.

Dès l'instant où, à force d'expériences malheureuses, un cœur rejette les créatures pour s'offrir définitivement à Celui qu'il ne con­naît pas, mais qu'il sait être - au Créateur -, la Religion vraie en ce cœur est fondée. La Gloire, l'Argent, la Science, ce sont des routes aux nombreux détours qui aboutissent fatalement à la voie étroite de l'Evangile ; et celle-ci mène seule à l'éternelle Réalité.

Faut-il donc, avant de rencontrer Dieu, avoir sondé tous les vides et goûté la lie de toutes les ivresses? Non, car Dieu est partout, Dieu est avec vous, et d'abord avec les sincères et les humbles. A suivre jusqu'à leur terme les prolongements des actes humains, on s'aperçoit que tout effort est un acte religieux. La fatigue du bon ou­vrier, les veilles du savant, les angoisses de l'artiste, ce sont des prières, les plus vivantes, les plus saintes des prières, bien plus précieuses et belles que toutes les patenôtres machinalement débi­tées.

Les forces qui soutiennent ces travailleurs, analysez-les, dissé­quez-les : vous en trouverez toujours une seule derrière toutes. L'intuition la nomme Dieu ; elle s'appelle aussi l'Amour, la Vie, le Sacrifice.

Cette colonne du monde est en même temps le pivot de l'être humain. Ame éternelle de tout, acteur infatigable, mobile secret, rectificateur très sage de nos apparentes incohérences, l'Amour nous guide, pas à pas, malgré nous, avec une inlassable sollicitude.

Pas de vie sans désir, pas de vie sans amour. L'enfant aime avant de raisonner. L'Amour en nous précède la Connaissance. L'Amour donne une connaissance directe. L'essentiel est de choisir les objets de notre amour ; les moins égoïstes seront les plus hauts. Et, puisque l'Amour est la forme la plus pure de la vie, pourquoi ne pas nous consacrer à lui?

Il y a des hommes capables d'une telle vocation. Leur personne est le temple, le sacrificateur et la victime, perpétuellement. Leur loi, c'est leur conscience incorruptible. Leur récompense, c'est de par­venir à sécher quelques larmes autour d'eux. Ces apôtres de la vraie philanthropie sont les plus heureux des hommes, et leur sé­vérité rayonne parce qu'elle est saine et vivante. Toute joie, en effet, consiste dans l'expansion de quelqu'une de nos forces. La joie la plus haute vient de l'expansion la plus profonde et la plus vaste. Or, le don de soi-même, le don de ce que nous croyons posséder, le sacrifice en un mot, n'est-ce pas cette expansion parfaite qui agrandit jusqu'à leurs limites les développements de tout ce qui vit en nous?

La méthode vraie de notre culture, c'est donc le sacrifice et nul li­vre ne l'explique mieux que l'Evangile.

Les variétés du sacrifice sont innombrables. L'aumône, encore que bien peu la pratiquent convenablement, est la plus facile. mais offrir son temps, offrir ses aises, supprimer ses manies, s'imposer une attitude affectueuse quand l'indifférence ou l'antipathie nous éloignent d'un être qui souffre : voilà des charités possibles au plus pauvre, plus coûteuses que l'aumône. Ces contraintes sont des communions réelles, des eucharisties créatrices de miracles. Voilà l'essentielle religion, le culte éternel. Voilà le seul rite bon pour tous les hommes et sans lequel aucun autre rite n'a de valeur.

Prenons garde de nous sculpter des idoles avec les rites. Ils sont utiles certes. A beaucoup de volontés faibles, ils servent d'appuis. A beaucoup d'imaginations désordonnées, ils servent de garde-fous. mais ils ne sont jamais que des auxiliaires, des symboles et quel­quefois des clôtures. Ils ne sont que les voiles de la Réalité mysti­que. N'imitons pas les Israélites qui ne voulaient espérer du Messie qu'une royauté temporelle. N'imitons pas la foule dévote qui croit toucher Dieu par la seule vertu de certains gestes et qui étouffe l'Amour sous les bandelettes du formalisme. Ravivons en nous cette vérité presque éteinte, mais qui toutefois ne meurt jamais : Dieu est le Père universel ; de Lui seul nous tenons tout ce que nous som­mes et tout ce que nous deviendrons ; parce qu'il est l'Amour, l'Amour seul Le rejoint.

Telles sont les données du problème : un idéal extérieur à nous - évidemment, puisque c'est un idéal ; un désir invincible de l'atteindre, et la certitude intuitive que, puisque ce désir existe, une étincelle de la Lumière suprême et parfaite couve au fond de notre cœur.

Chaque système religieux propose une solution de ce problème. Nécessairement donc, une seule de ces solutions est vraie, une seule juste, une seule à la portée de tous les hommes. Elle doit contenir les caractères des termes du problème ; elle doit être comme notre âme, simple et pure. Elle doit être comme notre idéal, complète et totale. Elle doit être comme serait un désir tout-puissant, active et universelle.

Qu'est la vie de notre âme? L'Amour agissant. Qu'est la vie de Dieu, la Vie éternelle? L'Amour agissant. Que sera le lien de ce couple? Encore l'Amour agissant.

Aucun moraliste, aucun religieux, aucun intellectuel n'a trouvé d'autre solution à notre problème, que l'amour du prochain, que la pratique de la fraternité.

De quoi se nourrit l'Amour, sinon d'actes? De quels actes, sinon des plus intenses? Quels actes exigent la plus forte dépense d'énergie, sinon ceux-là où s'ajoutent l'effort pour notre frère, l'effort contre le milieu et l'effort contre soi-même?

Mais ceci est plus haut que l'altruisme et plus complet que la phi­lanthropie. Son vrai nom, c'est la charité.

Tel est le rite unique de la vraie religion.

Voici un homme que le spectacle de la douleur universelle a ému et qui s'est voué à la guérir autour de lui. Après de longues fatigues, ayant subi l'ingratitude, la raillerie, les bas calculs de paresses incu­rables, ses forces morales le trahissent. Il se découvre impuissant, il se décourage. Mais sa délicate compassion subsiste, les larmes qu'il voit couler le désolent toujours ; cependant, il ne peut plus rien, il est épuisé. C'est alors que du fond de son cœur part un cri d'appel involontaire, vers Quelque Chose de plus grand, vers Quelqu'un de plus fort. Et cet appel ne peut jaillir que parce que cette Chose sur­naturelle et ce Personnage surhumain existent réellement. Sinon la Vie ne serait qu'un effroyable mensonge.

Ainsi, l'homme, qui se voit vaincu et désemparé, seulement alors découvre Dieu. A cause de cela, il est écrit : "Vous n'entrerez dans le Royaume du Ciel que si vous devenez semblables au petit enfant".

La compassion aux misères d'autrui ne suffit pas. Il nous faut souffrir nous-mêmes, et cela pour notre bien, pour notre agrandis­sement, pour notre ennoblissement.

Chaque douleur subie est une mort, mais chaque mort, même partielle, annonce une renaissance plus haute et plus pure. Recon­naître qu'on ne sait rien, n'est-ce pas la condition indispensable pour apprendre? Reconnaître sa faiblesse, c'est rendre possible la descente de la Force.

Voilà l'origine de la prière, ce visage secret de la véritable religion.

Aucune plainte légitime qui ne parvienne infailliblement au Veilleur perpétuel. Aucune de nos pauvres larmes qu'Il ne recueille. Aucune de nos douleurs qu'Il ne souffre avec nous. Voilà ce qu'est Celui que les philosophes nomment l'Absolu - et la foule, le bon Dieu. La preuve de ces choses reste personnelle ; je vous demande de la trouver, chacun pour son propre compte, en expérimentant, en vivant, surtout aux heures de désarroi. A bien des hommes, ces clartés furent un viatique. Elles en seront encore un à tous ceux qui, dans la tourmente, sentiront défaillir et le vouloir et le pouvoir.

Dans tout l'univers, Dieu est le seul qui ne pense jamais à soi. Lui seul connaît à fond chacun de Ses enfants ; Lui seul les entoure de la sollicitude la plus vigilante quoique invisible. Par intervalles, pas­sent au milieu de nous des pèlerins de l'Eternité. Mais l'espérance et la paix qu'ils répandent ne sont que l'ombre de la Lumière divine.

Cette compassion, cette sollicitude, cette force, totales et parfai­tes, trouvent dans la figure du Christ leur entière incarnation. Le Christ, c'est le veilleur, c'est le pèlerin, c'est le frère aîné qui, autre­fois, parcourut les routes terrestres, prenant les cœurs d'un seul regard, chassant les maux d'un simple geste. Son corps s'en est allé. Mais son Esprit, la plénitude de Sa vie, ce par quoi il est Dieu en même temps qu'homme, tout cela demeure au milieu de nous, toujours saisissable, malgré les oripeaux dont les siècles l'ont affu­blé.

Ne regardez pas Jésus à travers les commentateurs. Mettez-vous en face de Lui, seuls en vous-mêmes avec Lui. Contemplez-Le avec les yeux de l'enfant qui, du seuil, regarde venir l'Inconnu sur la route. Et vous verrez que Jésus est un homme devant les hommes, un homme fort et prudent qui inspire confiance et à qui rien de ce qui palpite en nous n'est étranger.

Unique parmi les initiateurs religieux, le Christ S'est placé à notre niveau, et avec quelle ingénieuse tendresse ! Les autres nous par­lent de loi, du haut de leurs nuées, du fond de leurs retraites inté­rieures. Lui met tout Son cœur dans Ses yeux et toute Sa Lumière dans Ses mains. Il ne nous dit pas : «Faites telles ou telles choses, pour telles raisons». Il nous exhorte familièrement : «Aimez-vous les uns les autres, secourez vos pauvres et vos malades parce que tous vous êtes en moi et je suis en vous, tellement je vous aime ; parce que ce que vous faites à ces malheureux, c'est à moi que vous le faites ; parce que je vous aime, tous et chacun, je suis prêt à souffrir de nouveau, à mourir encore, à tout quitter pour n'importe lequel d'entre vous. Si je vous aime ainsi, cela vous oblige à m'aimer. Que mon amour pour vous triomphe de vos petites colères contre moi, ce serait peu ; mais il triomphera aussi de vos indifférences ; je vous aime assez pour vous forcer à m'aimer, pour que le germe de l'Amour vrai lève enfin dans vos cœurs de pierre. Ainsi, j'ai le droit de vous demander des efforts à cause de moi».

Lisez tout cela entre les lignes de l'Evangile de Jean. Reprenez ce livre, reprenez-le dans vos heures tristes et vous apercevrez der­rière la stature humaine de Jésus, l'auréole surnaturelle du Dieu qu'Il est simultanément.

Aimons d'abord, nos œuvres ensuite seront toujours bonnes. Puis, choisissons les objets de notre Amour. Choisissons-les beaux et durables et suprêmes. Aimons l'humanité d'aujourd'hui comme si elle atteignait déjà le terme de son progrès. Aimons nos frères, tous porteurs d'un germe d'Infini.

Ensuite, épurons notre amour. Aimons nos frères sans attendre de reconnaissance et si l'ingratitude paie nos efforts, soyons heu­reux de ressembler davantage au Grand Calomnié, notre Maître et notre Ami.

Enfin - et ceci constitue le grand mystère religieux - apprenons à sentir autour de nous la réalité permanente d'une Présence divine.

Car rien ne meurt. L'esprit de Platon, celui de Marc-Aurèle planent sur l'étudiant qui médite leurs pensées. L'esprit des ancêtres plane sur les petits-fils qui continuent leur effort. Les phénomènes psychi­ques ne sont que la forme la moins haute de cette obombration [1]. Combien plus Celui qui a vaincu la matière, brisé les chaînes du temps, surmonté les espaces, ne résidera-t-il pas auprès de ses disciples? Lui, qui a si magnifiquement incarné l'Amour fraternel, Il demeure en ceux qui perpétuent Son œuvre, en ceux même qui, sans le reconnaître, se dépensent pour les pauvres et pour les affli­gés. Tout homme de bien marche à la suite de Jésus.

Comme la mère fait pour son petit enfant, Dieu place les créatu­res à l'autre bout du Jardin du monde, afin que, dans leur désir de retourner à Lui, elles apprennent à marcher. Comme la mère en­core, Il accourt à la rencontre des petits qui trébuchent. Or, les pas de Dieu franchissent les zodiaques tandis que nos pas à nous semblent nous laisser sur place. La sollicitude divine à la rencontre de l'inquiétude humaine, c'est le Christ Jésus.

Nous dormons dans la hutte obscure des convoitises matérielles, mais à la porte se tient le Veilleur. Par Ses soins, quelque jour, un rayon du soleil de l'Esprit passant par une fente du mur fera s'entrouvrir nos paupières et se dressera enfin en nous la nostalgie salvatrice des collines éternelles.

Ce Jésus a fait une promesse à ceux qui veulent le suivre : «Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles». Il n'y a point là de rhétorique. Quiconque s'est donné à Dieu vérifie l'exactitude de ces paroles, mais celui-là seul qui se sent tout petit possède la force pour le sacrifice complet de soi-même. Souvenez-vous de ces naï­ves histoires d'un vagabond recevant, sous un toit de chaume, une fraternelle hospitalité, et, le lendemain, sur le seuil, apparaissant aux yeux ravis des hôtes, lumineux et transfiguré.

Or, le surnaturel existe, le miracle est toujours possible. Tout homme, un jour, dans la rue, n'importe où, recevra d'un inconnu le regard qui le transformera. Quand Jésus parcourait les campagnes d'Israël, c'était un voyageur comme tous les voyageurs. S'Il revenait aujourd'hui, ce serait un passant aux yeux de la foule, comme tous les passants. Ceux-là seuls Le reconnaîtraient qui déjà en eux-mê­mes portent Sa lumière et vivent de Sa vie.

Cherchez deux époux unis par le véritable amour. Les peines ne leur sont plus que des motifs pour s'aimer davantage. Rien ne les atteint dans l'existence. Leurs visages sont éclairés par dedans et leurs regards sont calmes comme des lampes sous les voûtes du sanctuaire. Attisez une telle flamme, haussez-la jusqu'au zénith, élargissez-la jusqu'aux bornes du monde et vous obtiendrez une approximation de l'extase où vivent les cœurs qui se sont offerts, de fond en comble, à l'appel du Berger.

Le vrai Dieu donne la béatitude ; transposez dans le réel ce terme théologique et souvenez-vous aussi que le Christ déclare : «Mon joug est doux et mon fardeau léger». Vous comprendrez mieux que l'abandon de tout bien matériel, que le détachement de tout mobile égoïste, que l'acceptation d'une volonté toute sage et toute puis­sante allègent le cœur du mystique. Dès maintenant, l'homme peut atteindre une parfaite paix intérieure.

Comme nos ruisseaux et nos fleuves sont tour à tour limpides, boueux, calmes ou écumants, les hiérarchies des créatures s'écroulent, par une pente irrésistible, jusqu'à la mer immense de l'Amour éternel où les purifie et les sublimise en formes angéliques le labeur mystérieux de Celui qui marche sur les eaux.

Celui-là, ce Christ, dont j'aurais voulu pouvoir vous peindre un portrait plus véridique, croyez-moi, Il nous tient tous. Il se cache, Il s'efface ; nous croyons être nos maîtres, mais c'est Lui le vrai Maî­tre, c'est Lui, le Guide des guides. Il ne nous laisse libres que juste le temps nécessaire pour que nous expérimentions notre faiblesse, car il souffre du mal que nous nous faisons. Et parce qu'Il est toute la Vie, parce qu'Il est tout l'Amour, personne ne peut vivre sans tomber dans les filets de Jésus, le pêcheur d'âmes.

Je ne vous demande pas de me croire, je vous demande de faire l'expérience que je vous propose. Contrairement à l'opinion com­mune, les réalités invisibles, les phénomènes de la vie intérieure peuvent être constatés avec précision, tout comme les phénomènes de laboratoire. Toutefois, il faut honnêtement disposer les éléments de l'expérience, encore que ces éléments soient délicats, puisque c'est notre caractère, notre mental, nos nerfs, tout nous-mêmes en­fin qui doit subir le feu et le réactif.

Mais soyez sans crainte. Durant nos essais, le grand Alchimiste est là. A l'enquête d'un cœur sincère, Il répond toujours et toujours au-delà des questions. Et à peine avons-nous commencé le travail que déjà Il distribue des récompenses d'encouragement, en avance sur la récompense éternelle.


[1] Mot peu usité pour décrire ce qui est rempli d'ombre.

Article en relation

Laissez des commentaires