Par baron de Gleichen le jeudi 2 novembre 2023
Catégorie: Histoire

Les Convulsionnaires

Monsieur de la Condamine[1], ce savant si connu par son voyage avec M. de Jussieu en Amérique, était dominé par une curiosité indomptable, qui était fort contrariée par sa surdité. Quand il voyait deux personnes qui se parlaient en particulier, non-seulement il s'approchait avec l'indiscrétion la plus déterminée, mais je l'ai vu prendre son acoustique, pour les mieux écouter. Lorsqu'il trouvait une lettre sur la table, il ne pouvait pas s'empêcher de l'ouvrir et de la lire.

Étant à Rome, M. de Choiseul lui donna une bonne leçon, et une excellente comédie à la société. Il avait surpris M. de la Condamine furetant et parcourant les papiers de l'ambassade dans le cabinet de ce ministre, chez lequel il vivait dans la plus grande intimité. M. de Choiseul, avec l'air le plus sévère et le ton le plus tragique, lui annonça, que son devoir l'obligeait à le faire arrêter, et de l'envoyer à la Bastille, vu que dans ce moment on traitait un secret d'État si important, que la possibilité de s'en être instruit, suffisait pour le faire enfermer jusqu'au développement de ce secret. Il avait beau protester qu'il n'avait rien lu, qu'il ne savait rien ; on ordonna de chercher la garde, de faire préparer une chaise de poste, et enfin on lui donna une si belle peur, que rien ne manqua au divertissement de ceux qui furent témoins de cette scène plaisante.

On accuse M. de la Condamine d'avoir fait un petit vol à Constantinople, afin de se faire donner la bastonnade sur la plante des pieds pour pouvoir juger de l'effet de cette cérémonie. Lorsque Damiens fut exécuté, la curiosité le poussa à percer non-seulement la foule et l'enceinte de la garde, mais arrivé à un cercle que tous les bourreaux des environs de Paris, attirés à cette fête si solennelle pour eux, avaient formé autour de l'échafaud, il y pénétra par la protection de M. Charlot, bourreau de Paris qui, l'ayant reconnu, s'écria : « Messieurs, faites place à M. de la Condamine, c'est un amateur. »

Les convulsionnaires étaient un objet bien digne d'attirer notre observateur curieux ; aussi se donna-t-il toutes les peines nécessaires pour être admis à leurs mystères, fort gênés alors par la police. Il promit le secret, et surtout de se conduire comme un prosélyte, qui venait s'édifier chez eux et se persuader de la vérité de leurs miracles. Mais, après avoir vu crucifier une jeune fille fort jolie, il s'approcha d'elle, après qu'elle fut détachée, et, comme il était sourd, il lui dit tout haut à l'oreille : « Mademoiselle, vous faites ici un bien vilain métier ; si c'est pour gagner de l'argent, je vous en fournirai un autre qui assurément vous donnera beaucoup plus de plaisir. » Ce propos, qui fut entendu par toute J'assemblée, causa un si grand scandale, que M. de la Condamine pensa être assommé, qu'il fut chassé honteusement, et que, malgré toutes ses sollicitations, il ne put jamais obtenir l'entrée d'aucune des maisons où ces fanatiques se rassemblaient.

Me trouvant un jour de la semaine-sainte dans une société où l'on parlait d'un spectacle fort extraordinaire qui se donnerait le vendredi-saint dans une certaine assemblée de convulsionnaires, et que l'on crucifierait une jeune personne la tête en bas, les pieds en haut, et ayant témoigné quelque envie d'y aller, une dame me donna un billet qu'elle écrivit à un avocat de ses amis fort lié avec les convulsionnaires, pour le prier de m'introduire.

La veille du vendredi-saint, je rencontrai M. de la Condamine dans une maison, où l'on s'entretenait de l'étrange cérémonie, à laquelle je devais assister le lendemain. M. de la Condamine se désolait de son exclusion, et je ne pus me défendre le plaisir de lui montrer mon billet et de me moquer de lui ; mais, ayant appris de moi, que l'avocat auquel j'étais adressé ne me connaissait pas, il lui passa par la tête, qu'il pourrait facilement prendre mon nom et se mettre à ma place. Partant de cette idée, il me pria à genoux de lui céder mon billet, me promettant qu'il serait bien sage et qu'il m'en aurait une obligation éternelle. Moi, qui étais alors jeune, fort attaché à mes plaisirs, qui prévoyais que je me coucherais tard et qu'il me serait pénible de me lever à six heures du matin pour me rendre dans une saison fort rude à l'Estrapade, où logeait l'avocat, pour voir des choses qui me tentaient médiocrement, je commis l'étourderie de céder aux persécutions de M. de la Condamine, et je lui abandonnai mon billet. Il se fit annoncer sous mon nom, l'avocat le reçut à merveille, le mena dans sa bibliothèque et lui montrant les ouvrages de plusieurs savants d'Allemagne, il l'interrogea sur leur compte. Mon autre moi-même lui répondit de son mieux, disant avoir étudié le droit chez l'un, la philosophie chez l'autre, et contrefit si parfaitement le rôle d'un voyageur allemand passablement instruit, que l'avocat y fut trompé. Chemin faisant il endoctrina son étranger sur la circonspection, avec laquelle il devait se conduire et sur la crédulité pieuse, qu'il devait affecter.

Mais notre malheur commun voulut que la maison, où ils arrivèrent, était précisément celle d'où M. de la Condamine avait été chassé si ignominieusement. L'apparition du diable n'aurait pas pu produire une sensation plus horrible que celle que produisit la vue de M. de la Condamine ; tous s'élancèrent sur lui et accablèrent l'avocat des reproches les plus sanglants, de ce qu'il leur amenait leur plus cruel ennemi ; un impie qui avait profané la sainteté de leurs mystères avec les intentions les plus scandaleuses. Le pauvre avocat ne comprenait rien à tout cela et se tuait de leur dire, qu'ils se trompaient, que ce monsieur était un Allemand de distinction, qui lui était fortement recommandé. Mais, quand ils lui apprirent que c'était M. de la Condamine, qu'il avait introduit, et qu'il leur eut expliqué, comme il avait été joué, il se joignit à toute la compagnie pour mettre M. de la Condamine dehors par les épaules, en le chargeant de malédictions et d'invectives à rapporter de sa part à la dame du billet et au seigneur allemand[2].

J'ajouterai à ceci ce que j'ai vu bien des années après chez les convulsionnaires, où je fus mené par le marquis de Nesle. Alors ils célébraient leurs mystères fort obscurément, réduits à cette extrémité, moins par la sévérité de la police, que par le ridicule qu'on avait eu l'adresse de jeter sur eux, et par la sagesse de ne les plus persécuter, mais de les traiter avec mépris. Ce fut chez un vieux conseiller au parlement, qui logeait dans le quartier de l'Isle, que le marquis de Nesle me conduisit. Il y avait là, dans une belle chambre meublée en damas cramoisi, le vieux conseiller, son neveu, avocat au parlement, une vieille parente et une blanchisseuse de dentelles, de la connaissance du marquis, laquelle devait être crucifiée. Comme on n'osait plus avoir des croix chez soi, on avait étendu une grande planche sur le parquet, pour en tenir lieu. D'abord, on nous fit examiner quatre clous de charrette ; et, après avoir étendu la patiente sur la planche, l'avocat les lui enfonça à grands coups de marteau dans les mains et dans les pieds, pendant qu'on récitait des prières. Elle se plaignait tout bas et poussait de petits gémissements, contrefaisant la voix d'un enfant au maillot, qu'elle conserva tant qu'elle resta attachée sur la planche. Tout d'un coup, elle se mit à crier : « Papa Élie, où es-tu donc ? tu dis que je suis une méchante petite fille, tu as raison, mon petit papa, mais je serai plus sage, dis-moi ce que je dois faire, je me soumets à tout. » Au bout de quelques minutes elle sortit la langue. « Elle veut qu'on la lui délie », dit l'avocat. Il y mit un rasoir, et, appuyant cette langue sur un mouchoir, il y fit par trois fois des coupures en croix, qui saignèrent beaucoup. Alors cette femme se mit à prophétiser toujours avec sa petite voix d'enfant, et le conseiller à écrire les bêtises qu'elle disait. On nous montra plusieurs volumes pleins de ces sortes de prophéties, qui étaient moins intelligibles que celles de Nostradamus. J'ai oublié de dire que la patiente après les premiers coups de rasoir, avait retiré sa langue et n'en montrait plus que le bout. « Allons, ne faites donc pas l'enfant, » lui dit l'avocat. « Non, non, lui répliqua-t-elle, c'est que vous me faites trop de plaisir, » et elle présenta la langue avec la meilleure grâce possible. Après avoir prophétisé une bonne demi-heure, elle s'arrêta tout court et demanda d'être soulagée. C'était avec de grosses lardoires, dont on lui perçait les bras, et avec de grandes bûches de bois, que s'opérait ce doux soulagement. On la frappait sur la tête et sur le sein d'une manière aussi barbare que merveilleuse par le peu de mal que cela lui faisait. Ces coups auraient dû l'assommer, mais elle priait de frapper encore plus fort, et puis se remit à prophétiser de plus belle. Toute la cérémonie dura une bonne heure.

L'ayant déclouée, il n'y eut qu'un pied qui saigna, et les autres plaies paraissaient prêtes à se fermer. Elle remit ses bas et ses souliers, et, sans vouloir accepter de nous la moindre chose, nous la vîmes trotter sur le pavé, et s'en allant d'un pas si léger, comme si elle n'avait pris qu'un bain de pieds.


[1] Charles Marie de La Condamine (1701-1774), est un explorateur et un scientifique français, astronome et encyclopédiste du XVIIIe siècle. Il est élu à l'Académie française en 1760 et reçu par Buffon. Il est célèbre pour avoir mené, de 1735 à 1743, une expédition géodésique française en Équateur qui a mesuré trois degrés du méridien afin de déterminer la figure de la Terre. Il a acquis une notoriété particulière en tant que défenseur engagé dans l'inoculation contre la variole (sources : Wikipédia).

[2] On peut rapprocher ceci du procès-verbal de M. de la Condamine, dans la Correspondance littéraire, philosophique et critique du baron Grimm, depuis 1753 jusqu'en 1789. Il paraît qu'il n'a pas jugé à propos de se vanter de ce qui lui est arrivé.

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